Traduction originel: https://espoirchiapas.blogspot.com/2020/10/supgaleano-le-regard-et-la-distance.html
Octobre 2020
Supposons que cela serait possible de choisir, par exemple, le regard. Supposons que vous pourriez vous libérer, ne serait-ce qu’un instant, de la tyrannie des réseaux sociaux qui imposent non seulement ce qu’on regarde et de quoi on parle, mais aussi comment regarder et comment parler. Donc, supposons que vous levez le regard. Encore plus haut : de l’immédiat jusqu’au local, au régional, au national et au mondial. Vous le voyez ? Effectivement, un chaos, de la confusion, du désordre. Donc supposons que vous êtes un être humain ; bon, que vous n´êtes pas une application digitale qui, rapidement, regarde, classe, hiérarchise, juge et sanctionne. Donc vous, vous choisissez quoi regarder… et comment le regarder. Ça pourrait être, c’est un suppositoire, que regarder et juger ne seraient pas la même chose. C’est-à-dire que vous ne faites pas que choisir, mais que vous pouvez décider aussi. Changer la question de « ça, c’est bien ou mal ? », à « ça c’est quoi ? ». Bien sûr, la première question nous emmène à un débat savoureux (mais y a-t-il encore des débats ?). Et de là, au « ça, ce n’est pas bien – ou mal – parce que c’est moi qui le dis ». Ou, peut-être, il y aurait débat sur ce qu’est le bien et le mal, et à partir de là les arguments et les citations en note de bas de page. Bien sûr, vous avez raison, c’est bien mieux que de recourir à des « likes » et des « pouces bleus », mais je vous avais proposé de changer de point de départ : choisir l’objectif de votre regard.
Par exemple : vous décidez de regarder les musulmans. Vous pouvez décider, par exemple, entre celleux qui ont perpétré l’attentat de Charlie Hebdo ou entre celleux qui marchent aujourd’hui sur les routes de France pour réclamer, exiger, imposer leurs droits. Vu que vous êtes arrivé à ces lignes, il est très probable que vous optiez pour les « sans papiers ». Bien sûr, vous vous sentez aussi dans l’obligation de déclarer que Macron est un imbécile. Mais, détournant le regard de ce rapide coup d’œil vers le sommet, vous vous remettez à regarder les occupations, les campements et les marches des migrants. Vous vous demandez combien ils sont. Cela vous paraît beaucoup, peu, trop ou pas assez. On est passé de l’identité religieuse à la quantité. Et donc vous vous demandez ce qu’ils veulent, pour quoi ils se battent ? Et là, vous décidez si vous vous servez des médias et des réseaux sociaux pour le savoir… ou si vous les écoutez. Supposons que vous pouvez leur poser des questions. Vous allez leur demander leur croyance religieuse ou combien sont-ils ? Ou leur demander pourquoi ils ont décidé d’abandonner leur terre pour se rendre à des sols et des cieux qui ont une autre langue, une autre culture, d’autres lois, d’autres modes de vie ? Peut-être qu’ils vous répondront avec un seul mot : guerre. Ou bien peut-être qu’ils vont vous détailler ce que cette parole signifie dans leur réalité à eux. Guerre. Vous décidez d’enquêter : la guerre, où ça ? Ou encore mieux, pourquoi cette guerre ? Donc là ils vous inondent d’explications: les croyances religieuses, les guerres territoriales, le pillage des ressources naturelles, ou simplement, au plein sens du terme, une stupidité. Mais vous ne vous en contentez pas et vous demandez à qui profite la destruction, le dépeuplement, la reconstruction, le re-peuplement. Vous trouvez les données de plusieurs entreprises. Vous faites des recherches sur ces entreprises et découvrez qu’elles sont présentes dans différents pays, qu’elles ne fabriquent pas seulement des armes, mais aussi des voitures, des fusées interstellaires, des micro-ondes, des services de messagerie postale, des banques, des réseaux sociaux, des « contenus médiatiques », des vêtements, des téléphones portables, des ordinateurs, des chaussures, des aliments bio ou pas, des entreprises de navigation, de ventes en ligne, des trains, des chefs de gouvernement et des cabinets, des centres de recherche scientifique – ou pas, des chaînes d’hôtels et de restaurants, des « fast food », des lignes aéronautiques, des centrales thermoélectriques et, évidemment, des fondations d’aide « humanitaire ». Vous pourriez dire, donc, que la responsabilité en revient à l’humanité ou au monde entier.
Mais vous vous demandez si le monde ou l’humanité ne sont pas responsables du même coup aussi de cette marche, de cette occupation, de ce campement de migrants, de cette résistance. Et vous en arrivez à la conclusion qu’il est possible, probable, que peut-être que le responsable, c’est un système tout entier. Un système qui produit et reproduit la douleur, qui l’inflige à ceux qui la reçoivent.
Maintenant retournez votre regard vers la marche qui parcourt les routes de France. Supposons qu’ils ne sont pas beaucoup, très peu, que c’est juste une femme qui porte son pitchounet. C’est important, là, sa croyance religieuse, sa langue, ses habits, sa culture, son mode de vie ? C’est important pour vous si c’est juste une femme qui porte son pitchounet dans ses bras ? Maintenant oubliez cette femme un moment, et concentrez votre regard seulement sur le bébé. C’est important de savoir si c’est un garçon, une fille, ou un genre autre ? La couleur de sa peau ? Peut-être découvrirez-vous, maintenant, que ce qui importe c’est sa vie.
Maintenant, allez plus loin, après tout vous êtes déjà arrivé jusqu’à ces lignes, donc quelques-unes de plus ne vous feront pas de mal. Ok, pas trop de mal.
Supposons que cette femme vous parle et que vous ayez le privilège de comprendre ce qu’elle vous dit. Vous pensez qu’elle, elle va vous exiger de lui demander pardon pour la couleur de peau de votre peau à vous, votre croyance, religieuse ou non, votre nationalité, vos ancêtres, votre langue, votre genre, votre mode de vie ? Allez-vous vous dépêcher de lui demander pardon d’être qui vous êtes ? Espérez-vous qu’elle vous pardonne et que vous puissiez mettre les compteurs à zéro et retourner à votre vie quotidienne ? Ou qu’elle ne vous pardonne pas et que vous vous disiez « bon, au moins j’aurais essayé et je regrette sincèrement d’être qui je suis » ?
Ou vous avez peur qu’elle ne vous parle pas, qu’elle ne fasse que vous regarder en silence, que vous sentiez que son regard vous demande: « Et toi, quoi ? Alors ? » ?
Si vous en arrivez à ce raisonnement-sentiment-angoisse-désespoir, alors, je suis désolé, c’est sans remède : vous êtes un être humain.
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Une fois prouvé ainsi que vous n’êtes pas un bot, répétez l’exercice sur l’île de Lesbos ; au Rocher de Gibraltar ; sur le canal de La Manche ; à Naples ; sur le fleuve Suchiate ; sur le Rio Bravo.
Maintenant déplacez votre regard et cherchez la Palestine, le Kurdistan, Euskadi et le Wallmapu. Oui, je sais, ça donne un peu le tournis… et ce n’est pas tout. Mais dans ces lieux, il y a celleux (nombreu.se.s ou pas, ou trop, ou suffisamment) qui luttent aussi pour la vie. Mais en fait il se trouve qu’ils.elles conçoivent la vie inséparablement liée à leur terre, leur langue, leur culture, leur mode de vie. À ce que le Congrès National Indigène nous a appris à appeler « territoire », et qui n’est pas seulement un lopin de terre. Vous n’avez pas envie que ces personnes vous racontent leur histoire, leur lutte, leurs rêves ? Oui, je sais, ce serait peut-être mieux pour vous de vous en remettre à Wikipedia, mais ça ne vous tente pas de les écouter directement et d’essayer de les comprendre ?
Retournez maintenant à ce truc qu’il y a entre le Rio Bravo et le fleuve Suchiate. Approchez-vous de ce lieu appelé « Morelos ». Un nouveau zoom de votre regard sur la commune de Temoac. Focalisez maintenant le regard sur la communauté d’Amilcingo. Vous voyez cette maison ? C’est la maison d’un homme qui, de son vivant, portait le nom de Samir Flores Soberanes. Là, face à cette porte, il a été assassiné. Son crime ? S’opposer à un mégaprojet qui représente la mort pour la vie des communautés auxquelles il appartient. Non, je ne me suis pas trompé en écrivant : Samir a été assassiné non pas parce qu’il défendait sa vie individuelle, mais celle de ses communautés.
Plus encore : Samir a été assassiné parce qu’il défendait la vie des générations qui ne sont même pas encore nées. Parce que, pour Samir, pour ses compañeras et ses compañeros, pour les peuples originaires regroupés dans le CNI et pour nous, les zapatistes, la vie de la communauté n’a pas lieu que dans le présent. Il s’agit, et surtout, de ce qui viendra. La vie de la communauté se construit aujourd’hui, mais pour demain. La vie dans la communauté est quelque chose qui s’hérite, donc. Vous croyez que le compte est bon si les assassins – intellectuels et matériels – demandent pardon ? Vous pensez que pour sa famille, son organisation, le CNI, nous, il serait suffisant que les criminels demandent pardon pour que nous nous sentions quittes ? « Excusez-moi, c’est moi qui l’ai montré du doigt pour que les hommes de main l’exécutent, j’ai toujours été un mouchard/une langue de vipère. Je vais voir si je me corrige, ou pas. Je vous ai déjà demandé pardon, maintenant abandonnez le piquet de lutte et on va terminer la centrale thermoélectrique, parce que sinon, on va perdre beaucoup d’argent ». Vous croyez que c’est ce qu’ils attendent, ce que que nous attendons, que c’est pour cela qu’ils luttent, que nous luttons ? Pour qu’ils demandent pardon ? Qu’ils déclarent : « Excusez-nous, oui, nous avons assassiné Samir et au passage, avec ce projet, nous assassinons vos communautés. C’est bon, pardonnez-nous. Et si vous ne nous pardonnez pas, ben on s’en fiche, il faut finir le projet » ?
Et il se trouve que ceux qui demanderaient pardon pour la centrale thermoélectrique sont les mêmes qui sont impliqués dans le mal nommé « Train Maya », les mêmes pour le « couloir transisthmique », les mêmes pour les barrages, les mines à ciel ouvert et les centrales électriques, les mêmes qui ferment les frontières pour empêcher la migration provoquée par les guerres qu’eux mêmes nourrissent, les mêmes qui pourchassent les Mapuches, les mêmes qui massacrent les Kurdes, les mêmes qui détruisent la Palestine, les mêmes qui tirent sur les Afro-Américains, les mêmes qui exploitent (direct ou indirectement) des travailleurs un peu partout sur la planète, les mêmes qui cultivent et vénèrent la violence de genre, les mêmes qui vouent l’enfance à la prostitution, les mêmes qui vous espionnent pour connaître vos goûts et vous vendre ceci ou celà -et si rien n’est à votre goût, et bien on fera en sorte que cela vous plaise quand même-, les mêmes qui détruisent la nature. Les mêmes qui veulent vous faire croire, à vous, aux autres, à nous que la responsabilité de ce crime mondial en marche est la faute de nations, de croyances religieuses, de résistance au progrès, de conservateurs, de langues, d’histoires, de modes de vie. Que tout se résume à un individu… ou une individue (ne pas oublier la parité de genre).
Si on pouvait se rendre dans tous ces recoins de cette planète moribonde, que feriez-vous ? Bon, nous ne savons pas. Mais nous, hommes, femmes, autres zapatistes, nous nous y rendrions pour apprendre. Bien sûr, pour danser aussi, mais l’un n’exclue pas l’autre, je crois. Si nous en avions l’opportunité, nous serions disposé.e.s à tout risquer, tout. Pas seulement notre vie individuelle, mais aussi notre vie collective. Et si cette possibilité n’existait pas, nous nous battrions pour la créer. Pour la construire, comme s’il s’agissait d’un navire (bateau, vaisseau ?). Oui, je sais, c’est une folie. C’est impensable. Qui oserait penser que le destin de celleux qui résistent à la centrale thermoélectrique, dans un tout petit recoin du Mexique, pourrait intéresser la Palestine, le Mapuche, le Basque, le migrant, l’Afro-Américain, la jeune environnementaliste suédoise, la guerrière kurde, la femme qui lutte ailleurs dans le monde, le Japon, la Chine, les Corées, l’Océanie, la mère Afrique ?
Ne devrions-nous pas, au contraire, aller par exemple à Chablekal, dans le Yucatan, au local de l’Equipe Indignación et leur réclamer « hey, vous avez la peau blanche et vous êtes croyants, demandez pardon ! » » ? Je suis presque sûr qu’illes répondraient « pas de souci, mais attendez votre tour, parce qu’en ce moment nous sommes occupé.e.s à accompagner celleux qui résistent au Train Maya, celleux qui subissent la dépossession, la persécution, la prison, la mort ». Et illes rajouteraient :
« De plus, nous devons affronter l’accusation lancée par le dirigeant suprême comme quoi nous sommes financé.e.s par les Illuminati dans le cadre d’un complot interplanétaire qui prétend stopper la 4e Transformation ». Ce dont je suis sûr, c’est qu’illes utiliseraient le verbe « accompagner », et pas « diriger », « commander », « mener ».
Ou plutôt devrions-nous envahir les Europes au cri de « rendez-vous visages-pâles ! », et détruire le Parthénon, le Louvre et le Prado, et, au lieu de sculptures et de peintures, tout remplir de broderies zapatistes, particulièrement de masques zapatistes – qui, soit dit en passant, sont efficaces et très mignons -, et au lieu de pâtes, de fruits de mer et de paellas, imposer la consommation d’épis de maïs, de cacaté [ndt : boisson à base de cacao], et de hierba mora [ndt : légume local ressemblant aux épinards] ; au lieu de sodas, de vins et de bières, du pozol [ndt : boisson maya à base de maïs] obligatoire ; et si quelqu’un sort dans la rue sans passe-montagne : amende ou prison (en option, parce qu’il faut quand même pas exagérer), et exclamer : « Alors, pour les rockeurs, marimba obligatoire ! Et à partir de maintenant, des cumbias exclusivement, pas de reggaeton (ça vous tente, hein ?) ! Tiens, toi, Pancho Varona et Sabina, les autres, vous faites les chœurs, commencez avec « Cartas Marcadas », et en boucle, même si on rallonge jusqu’à dix, onze heures, minuit, une, deux ou trois heures [ndt : fait référence au refrain d’une chanson de Joaquin Sabina], et basta, car demain il faut se lever tôt ! Hey, l’autre toi, ex-roi en cavale, laisse en paix ces éléphants et mets-toi au travail en cuisine ! Soupe de courge pour toute la cour ! » (je sais, ma cruauté est exquise) ?
Alors, dites-moi : croyez-vous que le cauchemar de ceux d’en-haut consiste en l’obligation de demander pardon ? Ne serait-ce pas plutôt que leur sommeil est peuplé de choses horribles telles que leur disparition, le fait qu’ils n’aient plus d’importance, qu’on ne les prenne pas en compte, qu’ils ne soient rien, que leur monde se décompose sans à peine faire de bruit, sans que personne ne se souvienne d’eux, sans qu’on leur érige des statues, des musées, des cantiques, des jours de fête ? Ne serait-ce pas plutôt qu’ils paniquent face à la possible réalité ?
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Ce fut l’une des rares fois où le feu SupMarcos n’avait pas recouru à une métaphore cinéphile pour expliquer quelque chose. Parce que, vous n’êtes pas censé le savoir, ni moi vous le raconter, mais le défunt pouvait relier chacune des étapes de sa courte vie à un film particulier. Ou accompagner une explication sur la situation nationale ou internationale d’un « comme dans tel film ». Bien sûr, il devait plus d’une fois réagencer le scénario pour le faire correspondre à sa narration. Comme la plupart d’entre nous n’avait pas vu le film en question, et que nous n’avions pas accès à internet pour consulter wikipédia sur nos portables, et bien nous le croyions. Mais ne nous dévions pas du sujet. Attendez, je crois qu’il l’avait écrit sur l’un de ces papiers qui saturent sa malle à souvenirs… Le voilà ! Donc voici :
« Pour comprendre notre engagement et la taille de notre audace, imaginez que la mort est une porte à franchir. Il y aura une grande quantité et variété de spéculations concernant ce qu’il y a derrière la porte: le ciel, l’enfer, les limbes, le néant. Et sur ces options, des dizaines de descriptions. La vie, alors, pourrait être conçue comme le chemin vers cette porte. La porte, la mort donc, serait alors un point d’arrivée… ou une interruption, l’entaille impertinente de l’absence blessant l’air de la vie.
On arriverait à cette porte, alors, par la violence de la torture et le meurtre, l’infortune d’un accident, le douloureux entrebâillement de la porte lors d’une maladie, lors de fatigue ou de désir. En effet, bien que la plupart des fois on arrivait à cette porte sans le vouloir ni le prétendre, il serait aussi possible que ce soit choisi.
Pour les peuples originaires, aujourd’hui zapatistes, la mort était une porte qui surgissait presque au tout début de la vie. L’enfance tombait sur elle avant les 5 ans, et la traversait entre fièvres et diarrhées. Ce que nous avons fait le premier janvier 1994, c’est tenter d’éloigner cette porte. Bien sûr, il a fallu être disposés à la traverser pour y arriver, bien que nous ne le souhaitions pas. Depuis, tout notre effort a consisté, et consiste, à éloigner la porte le plus possible. « Rallonger l’espérance de vie », diraient les spécialistes. Mais d’une vie digne, ajouterions-nous. L’éloigner jusqu’à arriver à la mettre de côté, mais beaucoup plus loin sur le chemin. C’est pour cela qu’au début de notre soulèvement, nous avions dit que « pour vivre, nous mourons ». Car si nous n’héritons pas de vie, c’est à dire de chemin, à quoi bon vivons-nous ? »
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Hériter la vie.
C’est ce qui précisément inquiétait Samir Flores Soberanes. Et c’est ce qui peut résumer la lutte du Front de Peuples en Défense de l’Eau et de la Terre de Morelos, Puebla et Tlaxcala, dans sa résistance et sa rébellion contre la centrale thermoéléctrique et le soi-disant « Projet Intégral Morelos ». A leurs demandes de stopper et faire disparaître un projet mortifère, le mauvais gouvernement répond en argumentant que beaucoup d’argent serait perdu.
Là-bas, dans l’État de Morelos, se résume la confrontation en cours dans le monde entier : argent versus vie. Et dans cette confrontation, dans cette guerre, aucune personne honnête ne devrait rester neutre: soit avec l’argent, soit avec la vie.
On pourrait donc conclure que la lutte pour la vie n’est pas une obsession chez les peuples originaires. C’est plutôt… une vocation.. et collective.
Bon. Santé et n’oublions pas que pardon et justice ne sont pas la même chose.
Depuis les montagnes des Alpes, en doutant de quoi envahir en premier : l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, l’Italie, la Slovénie, Monaco, le Liechtenstein? Noh, je blague… ou pas?
Le SupGaleano s’entrainant sur son « vomi » le plus élégant.
Mexique, octobre 2020.
Du carnet de notes du Chat-Chien : Une montagne en haute mer. Partie I : Le radeau.
« Et dans les mers de tous les mondes qu’il y a dans le monde, on a vu des montagnes qui bougeaient sur l’eau et, sur elles, le visage caché, des femmes, des hommes et des genres autres ».
« Chroniques du lendemain ». Don Durito de la Lacandona. 1990.
Après une troisième tentative loupée, Maxo resta dubitatif puis, après quelques secondes, il s’exclama : « On a besoin de corde ». « Je te l’avais dit », assura Gabino. Les restes du radeau flottaient éparses, s’entrechoquant les uns aux autres au rythme du courant du fleuve qui, faisant honneur à son nom de « Colorado », peignait ses eaux de la terre rouge qu’il arrachait des rives.
Ils appelèrent alors un escadron de miliciens de cavalerie qui arriva au son de la Cumbia sobre el río suena, du maestro Celso Piña. Ils mirent les cordes bout à bout pour faire deux longues sections. Ils envoyèrent une équipe de l’autre côté du fleuve. Une fois les cordes attachées au radeau, les deux groupes pourraient contrôler le trajet du navire sans qu’il ne finisse en miettes, la poignée de troncs trainée par un fleuve qui n’était même pas au courant de la tentative de navigation.
L’absurdité de la situation en cours avait surgi suite à la décision de l’invasion… pardon, la visite aux cinq continents. Et puis tant pis, c’est comme ça. Car, au moment du vote et quand au final le SupGaleano leur a dit : « Vous êtes fous, nous n’avons pas de bateau », Maxo avait répondu : « On en construit un ». Et vite, ils avaient commencé à faire des propositions.
Comme tout ce qui est absurde en terres zapatistes, la construction du « bateau » ameuta la bande de Defensa Zapatista.
« Les compañeras vont mourir misérablement », jugea Esperanza avec son légendaire optimisme (la petite fille avait trouvé ce mot dans un livre et elle avait compris qu’on l’utilisait pour faire référence à quelque chose d’horrible et irrémédiable, et elle l’utilise à tout bout de champ : « Mes mamans m’ont peigné misérablement », « La maîtresse m’a fait une rature misérable », etcétera), quand, à la quatrième tentative, le radeau s’effilocha presque immédiatement.
« Et les compañeros », se sentit obligé d’ajouter Pedrito, doutant de si la solidarité de genre était nécessaire dans ce destin…misérable.
« Tu parles », répliqua Defensa. « Des compañeros de toutes façons ça se remplace, mais des compañeras… où est-ce qu’on va en trouver ? Des compañeras, de vraies compañeras, pas n’importe lesquelles ».
La bande de Defensa était placée stratégiquement. Non pas pour contempler les avatars des comités de construction du bateau. Defensa et Esperanza tenaient par les mains Calamidad qui avait déjà tenté par deux fois de se jeter dans la rivière pour sauver le radeau, mais les deux fois elle avait été taclée par Pedrito, Pablito et Amado le bienaimé. Le cheval fêlé et le chat-chien furent renversés dès le départ. Ils s’inquiétaient pour rien. Quand le SupGaleano vit la horde arriver, il assigna trois pelotons de miliciennes sur le bord du fleuve. Avec son habituelle diplomatie et le sourire aux lèvres, le Sup leur dit : « Si cette petite fille va dans l’eau, toutes mourront ».
Après le succès de la sixième tentative, les comités essayaient de charger le radeau de ce qu’ils avaient appelé « des choses essentielles » pour le voyage (un espèce de kit de survie zapatiste) : un sac de tostadas, du sucre de canne, un petit sac de café, quelques boules de pozol, un monceau de bois, un bout de bâche pour si jamais il pleut. Ils restèrent là, contemplatifs, et se rendirent compte qu’il manquait quelque chose. Évidemment, ils ne mirent pas longtemps à apporter la marimba.
Maxo alla vers le Monarque et le SupGaleano qui révisaient quelques dessins dont je vous parlerai à une autre occasion et dit : « Eh, Sup, il faut que tu leur envoies un lettre à ceux de l’autre côté : qu’ils cherchent des cordes et qu’ils les mettent bout à bout pour qu’elles soient bien longues, et qu’ils les lancent par ici et comme ça on pourra bouger le « bateau » depuis les deux côtés. Mais il faut qu’ils s’organisent, parce que si chacun lance une corde de son côté, et bien elles n’arriveront pas. Ils faut qu’ils les mettent bout-à-bout quoi, et bien organisés ».
Maxo n’attendit pas que le SupGaleano soit sorti de son désarroi et qu’il tente de lui expliquer qu’il y avait une grande différence entre un radeau fait de troncs attachés par une liane, et un bateau pour traverser l’Atlantique.
Maxo s’en alla superviser l’essai du radeau chargé de tous les bagages. Ils discutèrent de qui allait monter pour l’essayer avec des gens à bord, mais le fleuve faisait un bruit de fouet effrayant, alors ils décidèrent de faire un mannequin et de l’arrimer au milieu du bateau. Maxo était l’équivalent d’un ingénieur naval car il y a des années, lorsqu’une délégation zapatiste était allée soutenir le campement des Cucapás [ndt : action entreprise en 2007 par les zapatistes afin de soutenir le campement de résistance des pêcheurs cucapas au large de la Basse-Californie], il s’était lancé sur la mer de Cortés. Maxo n’expliqua pas qu’il avait failli se noyer parce que son passe-montagne lui collait au nez et à la bouche et qu’il n’arrivait pas à respirer. Tel un vieux loup de mer, il expliqua : « C’est comme une rivière, mais sans courant, et plus large, bien plus grand, un peu comme la lagune de Miramar ».
Le SupGaleano essayait de déchiffrer comment on dit « corde » en allemand, italien, français, anglais, grec, basque, turc, catalan, finnois etc., quand la Major Irma s’approcha et lui dit : « Dis-leur qu’elles ne sont pas seules ». « Ni seuls », ajouta le lieutenant-colonel Rolando. « Ni seulEs », aventura la Marijosé, qui arrivait pour demander aux musiciens de faire une version du Lac des Cygnes, mais en cumbia. « Comme ça, joyeux quoi, qu’ils dansent, que leur cœur ne soit pas triste. » Les musiciens demandèrent ce qu’était un « cygne ». « C’est comme des canards mais en plus mignon, comme s’ils avaient tendu le cou et qu’ils étaient restés comme ça. C’est comme des girafes mais qui marchent comme des canards ». « Est-ce ça se mange ? » demandèrent les musiciens, qui savaient que c’était l’heure du pozol et étaient venus seulement pour amener la marimba. « Qu’est-ce que vous croyez ! Les cygnes ça se danse ». Les musiciens se dirent qu’une version de « pollito con papas » [ndt : « poulet/frites », cumbia populaire] pourrait faire l’affaire. « On va y réfléchir », dirent-ils, et ils partirent boire du pozol.
Pendant ce temps-là, Defensa Zapatista et Esperanza avaient convaincu Calamidad que, comme le SupGaleano était occupé, sa cabane était vide et qu’il avait très probablement caché un paquet de madeleines dans la boîte à tabac. Calamidad hésitait, alors elles avaient dû lui dire que là-bas elles pourraient faire du pop-corn. Elles partirent. Le Sup les vit s’éloigner, mais il ne s’inquiéta pas, il leur était impossible de trouver la cachette des madeleines, cachée sous des sacs de tabac moisi, et, se tournant vers le Monarque et lui montrant quelques schémas, il demanda : « Tu es sûr qu’il ne coulera pas ? Parce qu’on dirait que ça va être lourd ». Le Monarque resta pensif et répondit : « Possible ». Et puis, plus sérieusement : « Eh bien qu’ils emportent des vessies, comme ça ils flotteront » (note : vessies = ballons).
Le Sup soupira et dit : « Plus que d’un bateau, c’est d’un peu de bon sens dont nous avons besoin ». « Et de plus de corde », ajouta le SubMoy qui arrivait juste au moment où le radeau, plein à ras bord, était en train de couler.
Alors que sur le bord, le groupe de Comités contemplait les restes du naufrage et la marimba qui flottait à l’envers, quelqu’un dit : « Heureusement que nous n’avons pas mis dessus la sono, ça coûte plus cher. »
Tout le monde applaudit lorsque la poupée de chiffon remonta à la surface. Quelqu’un, avec clairvoyance, lui avait mis deux vessies gonflées sous les bras.
J’en témoigne.
Miau-Wouf.
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